Les cicatrices ne s'effacent jamais...

La température de ce début d’après-midi était chaude, mais la brise rendait la chaleur moins suffocante. Devant moins s’étalait le camp, composé d’une clairière et entourée de conifère, elle était difficile à voir au premier regard. Quelques félins s’affairaient ici et là, faisant d’innombrables aller-retours, amplifiant instantanément mon mal de crâne qui ne m’avait quitté depuis notre départ. Arbre des Possibles marchait sereinement devant moi  et je dus presser le pas pour éviter de me retrouver seule. Je me sentis immédiatement mal à l’aise; je sentais des regards haineux peser sur moi. Je grondai malgré moi en foudroyant ces derniers qui vaquèrent rapidement à leurs occupations.

Le voyage s’était bien passé. Par contre, la nervosité m’avait rongé pendant tout le trajet. Ce n’était pas le fait de traverser des territoires qui me rendait nerveuse, c’était de sentir cette omnisciente douleur qui sommeillait en moi. Comme une bête, elle pouvait s’éveiller à tout moment, me réduisant à un état végétatif qui me rendrait très vulnérable et qui m’amènerait à une lente agonie. Peut-être exagérai-je, mais l’odeur de la mort me montait au museau plus que de raison.

Mes pensées furent chassées par l’agitation du camp. Même si la majorité des félins me fixaient avec animosité, je fus surprise de voir de la peur ou même de la pitié dans certains regards.  Ces yeux insistants me firent frissonner. Je me sentais intruse, mal à l’aise. Je me sentais comme une ermite dans une société très soudée. Le mot solitaire prit alors tout son sens pour moi. La vie de recluse à proximité de cette petite société qu’était les clans…  Arbre des Possibles s’arrêta en face de ce qu’il semblait être une tanière. Elle se retourna vers moi, ses yeux me fixaient avec une lueur indéchiffrable. Je lui jetai un regard sceptique. Un léger tiraillement me fit frissonner et je me surpris à penser à cette fastidieuse bataille qui m’avait octroyé cette blessure.

C’était un soir de pleine lune. Je retournais doucement dans ma grange et je décidai de faire un détour pour observer la lune, sur la berge du lac. Les pattes enfoncées dans l’eau, je respirais l’air de ce nouveau printemps qui venait de terrasser la saison froide qui avait été très froide et où la nourriture s’était faite rare. Un bruissement s’était fait entendre et une masse de fourrure s’était écrasé sur moi. Je tombai dans l’eau, ma tête s’enfonça dans le liquide et mes poumons cherchaient désespérément de l’air. L’eau n’étant pas très profonde, je pus facilement m’extraire  de l’eau en cherchant mon adversaire dans la lumière grise de la nuit. Je le vis s’élancer vers moi, son regard complètement fou m’en dit long sur ses intentions. Il sauta et l’évitai de justesse, mais ses griffes s’enfoncèrent dans mon dos et dans mes côtes. Avec un hurlement de douleur, je lui assénai un violent coup de griffe et il recula en feulant. Il retenta de me faire tomber dans l’eau, mais je l’évitai et son élan l’emporta dans les flots noirs du lac. En haletant, je vis mes griffes couvertes de sang et un élancement puissant me fit comprendre que j’avais été blessé. Je retournai chez moi, d’un pas aussi rapide que je le pouvais, refusant de voir le sang qui noircissait ma fourrure grise.

J’entrai lentement dans la tanière, à la suite d’Arbre des Possibles. Son pas sautillant et sa confiance en elle me fascinait d’une certaine façon. Même avec sa petite taille, elle savait prendre sa place par ses mouvements fluides et son assurance. D’ordinaire, je ne faisais aucunement confiance à des chats de la sorte. Dans notre situation actuelle, je n’avais malheureusement pas le choix.  Ma vie était présentement entre ses minuscules pattes. Si je survis, je me dépêcherai de quitter cet endroit. Mon instinct me soufflait sans relâche que cet endroit recelait de secrets et de problèmes qui me tomberaient dessus si je ne quittais pas ce lieu rapidement.

En entrant dans la résidence du chef, je fus pris d’un haut-le-cœur causé à la fois par ma fièvre qui ne cessait de monter que par la puanteur du lieu. Une odeur aigre et forte prenait ma gorge en étaux me faisant aspirer de petites goulées d’air par ma gueule. Au fond, je distinguais dans la pénombre, l’ombre d’un massif matou. À notre approche, il leva la tête et c’est avec un regard orageux qu’il nous dévisagea. J’avalai péniblement ma salive tant ma gorge était sèche et l’atmosphère oppressante.  Arbre des Possibles s’avança et dit d’une traite :

- Il fait beau n'est-ce pas ? Je vous présente Edelweiss, une chatte très mignonne. Avez-vous vu sa délicate fourrure argentée, parsemée de petits points noirs ? Quelle splendeur ! Elle ressemble à un de ces animaux mythiques que conte les anciens. Malheureusement elle ne peut être parfaite qu'à une condition.

Les compliments étaient ma raison d’être pourtant, cette fois, je me contentai de fixer le vide, sentant le regard du chef se poser sur moi. Ce grand chat m’intimidait d’une certaine façon. Il me rappelait que trop le chat qui m’avait offert cette irrésistible cicatrice qui me causait bien des tourments.

- Il faut la soigner ! Son pelage est souillé par le sang qui se vide en ce moment même de son corps. Si elle devait mourir, plus personne ne pourrait la contempler. En somme, j'aimerais me servir de mon art pour illuminer son teint et nettoyer la mort qui l'observe de jours en jours. En bref, puis-je la soigner sans avoir de problèmes ?

Ces mots… Tous ces mots qui se suivait dans une cascade sonore. Mon mal de tête s’amplifia inexorablement. Je retins un gémissement. Des courants de douleur parcouraient mon être à chaque battement de mon cœur. Les yeux mi-clos, je vis le chat noir se lever tranquillement, s’étirer lentement, semblant apprécier de nous voir pendu à ses lèvres. Il jeta un regard noir à Arbre des Possibles et miaula d’une voix où trahissait l’ennui et la colère :

- Déjà bonjour ! Vous n'avez pas l'autorisation de pénétrer dans mon antre sans permission, ni d'amener une solitaire avec toi, elle aurai dû rester sur la grande place, ça fonctionne pareil pour tous les clans il me semble ? Alors si tu ne veux pas que ta vie prenne fin immédiatement, respecte moi, respecte le clan, respecte la loi et reste à ta place ! Quant à toi, Edelmachin, ne prend pas pour toi les erreurs d'Arbres des Possibles. Je réserve mon jugement sur ta place parmi nous, d'ici là, tiens-toi à carreaux et quand tu seras guérie, nous aurons une petites discussion. Bon, j'vais faire passer le message aux autres. Sur ce, DEHORS !

Il cria le dernier ordre et je sortis sans hésitation. J’attendis quelques instants Arbres des Possibles qui m’indiqua d’un mouvement de queue la direction à suivre.

En marchant, je ne pus m’empêcher de lancer :

- Il est toujours comme ça ton chef?

N’attendant pas vraiment de réponse, je regardai mes pattes un peu mal à l’aise d’être dans un environnement si différent du mien.